Chapitre 9
Sur le chemin du retour, je m’arrêtai dans un restaurant chinois pour acheter des plats à emporter. Ma première impulsion fut de prendre deux repas et de virer Adam de l’appartement dès mon retour, mais je décidai que c’était trop garce. Il avait, après tout, passé l’après-midi à jouer le baby-sitter de mon frère. Je pouvais bien rassembler quelques miettes de gratitude sous forme d’un repas gratuit.
Je m’attendais presque à ce que mon appartement ressemble à un champ de bataille mais tout se trouvait exactement à sa place quand je revins. Adam me fit le rapport d’un après-midi calme. Personne n’était passé et le seul appel avait été de ma mère qui voulait que je la rappelle afin qu’elle puisse excuser le comportement de mon père. Ouais, un peu que ça allait arriver.
Soulagée, je posai mon sac de plats chinois sur la table et me dirigeai vers la cuisine pour y prendre des assiettes. Si Raphael était venu, il aurait probablement vaincu Adam en combat singulier. D’après Lugh, ses frères et lui appartenaient à l’élite et étaient de loin plus puissants que la plupart des démons qui se trouvaient dans la Plaine des mortels… Adam y compris.
Mais bien que je sois contente qu’aucune catastrophe ne se soit produite pendant mon absence, je dois admettre que mon cœur se crispa un peu à la pensée qu’une autre journée venait de passer sans que Brian m’ait donné de nouvelles.
Il me fallut plus de temps que nécessaire pour pêcher trois fourchettes dans le tiroir à couverts. Cela me démangeait les mains de décrocher le téléphone pour appeler l’appartement de Brian et m’assurer qu’il allait bien. Après tout, l’ennemi s’en était déjà pris à lui. Pourtant, tout au fond de mon cœur, je savais qu’il avait sciemment choisi de ne plus m’appeler.
L’amour de ma vie avait fini par laisser tomber. À cette pensée, ma poitrine se serra et mes yeux me piquèrent, même si je me souvenais que c’était pour son bien. J’aurais aimé être capable de me sacrifier avec fierté et noblesse, au lieu de quoi je me retrouvais à tisser des scénarios dans ma tête dans lesquels je me libérais de Lugh et reprenais ma vie interrompue.
J’avais dû me perdre un moment dans mes pensées, car je ne remarquai pas qu’Adam m’avait rejointe dans la cuisine avant qu’il se racle bruyamment la gorge. Sursautant comme un chat surpris, je faillis lâcher les couverts.
— Est-ce que tu souffres d’une commotion cérébrale ? demanda-t-il.
Pendant un instant, je n’eus aucune idée de quoi il me parlait.
Puis je me rappelai être tombée dans les pommes après avoir pris un coup de poing et je levai la main vers l’hématome qui enflait sur mon menton.
— Ça va, dis-je, même si je crus détecter une pointe d’enrouement dans ma voix.
J’espérai qu’Adam ne l’ait pas remarquée et ne perçoive pas ma détresse mais son regard entendu me fit comprendre qu’il voyait clair en moi.
— Tu devrais mettre de la glace là-dessus. Ça se voit assez pour que Lugh puisse se permettre de le guérir sans se faire remarquer.
Je grimaçai. Je ne m’étais pas encore regardée dans le miroir mais je croyais Adam sur parole.
— Je peux te demander ce qui t’est arrivé ?
J’éclatai de rire.
— Tu peux me demander ce que tu veux. Ne t’attends pas que je réponde.
Ayant retrouvé mon calme, du moins en partie, j’essayai de le contourner pour aller dans ce que mon propriétaire appelait avec optimisme ma « salle à manger ». Selon moi, ce n’était qu’un coin de salon avec juste à peine la place pour une table minuscule.
Adam posa sa main sur mon bras pour m’arrêter.
— Tu te rappelles qu’on fait partie de la même équipe, ma chérie ? Faire partie de la même équipe signifie qu’on travaille ensemble et donc qu’on partage nos informations.
Je plissai les yeux.
— À moins que t’aies envie que je te plante cette fourchette dans la main, je te suggère de me lâcher.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il le fasse, pourtant il écarta la main en soupirant. Surprise, je restai la bouche grande ouverte comme une idiote.
— Est-ce que nous devons toujours être en état de guerre ? demanda-t-il.
C’était un aspect d’Adam que je ne connaissais pas. Habituellement, il était plutôt comme moi, du genre « pas de quartier ». Assez pour que je ne me fie pas à sa demande de trêve.
— Revoyons quelques faits, dis-je. Tu as tué ma meilleure amie. Tu as tiré sur mon frère. Tu m’as attachée et tu m’as fouettée jusqu’à ce que je manque de mourir. Comment peux-tu décemment espérer que nous ne soyons pas en état de guerre ?
Son regard se riva au mien tandis qu’il énumérait ses arguments sur le bout des doigts.
— Tu as exorcisé mon amant. Tu as essayé à plusieurs reprises de creuser un fossé entre Dominic et moi. Tu as essayé de me faire arrêter et exécuter comme démon criminel. Aucun de nous ne peut se permettre de jeter la première pierre à l’autre. Mais nous avons un ennemi commun et un but commun. J’ai passé beaucoup de temps aujourd’hui à parler avec Andrew et il m’a convaincu que le fait de chercher à nous faire du mal ne favorisait pas une relation réussie. (Ses lèvres se tordirent en un sourire.) Je ne pouvais imaginer que tu serais celle qui agiterait le drapeau blanc alors j’ai décidé de me comporter comme un homme et de le faire moi-même.
Tout ce qu’il venait d’énoncer était parfaitement logique. Il avait même raison. Je veux dire, vraiment, comment pouvions-nous travailler ensemble si nous ne cessions de nous balancer des piques ?
Mais je ne marchais pas. Même si je répugnais à l’admettre, Adam et moi étions très semblables par certains aspects et nous ne partagions pas des natures chaleureuses et indulgentes. Je ne savais pas quelle idée il avait en tête, mais j’étais fichtrement certaine qu’il en avait une.
— Tu peux agiter tous les drapeaux que tu veux, dis-je. Je n’ai rien à partager avec toi. Quand ce sera le cas, je te le ferai savoir.
Pendant une demi-seconde, ses yeux semblèrent s’embraser, un effet que j’avais déjà remarqué avant qu’il devienne très, très agacé. Mais la lueur s’éteignit si vite que je fus presque sur le point de reconnaître qu’elle était le fruit de mon imagination.
Il secoua la tête.
— Très bien. Si ça doit se passer comme ça. Tu auras juste besoin de deux fourchettes.
Ce soir-là, je me couchai en pensant à Lugh. Je m’efforçai de m’endormir pour me réveiller dans sa pièce spéciale. Je lui en voulais vraiment de s’être permis de faire une virée dans mon corps la nuit précédente et, bien qu’il sache déjà ce que j’en pensais, j’étais déterminée à lui en faire part avec mes propres mots.
Mais je me réveillai le matin suivant après un long sommeil sans rêves. Quand j’eus intégré la nouveauté de me sentir reposée, je maudis Lugh et ce qui ressemblait de manière suspecte à une tendance à la lâcheté. Grommelant, je repoussai la couverture et m’assis dans mon lit. Ce fut à ce moment que je remarquai la note posée sur la table de nuit, écrite de ma propre main.
Nous parlerons quand tu te seras calmée. Nous n’aboutirons à rien d’utile dans ton état d’esprit actuel.
Je froissai la note et la jetai dans la corbeille à l’autre bout de la chambre.
— Ouais, marmonnai-je dans la pièce vide. Prends encore une fois mon corps en otage pour m’écrire un mot. C’est exactement comme ça que je vais me calmer. Je n’aurais jamais cru que tu étais une poule mouillée, Lugh.
Andy dormait encore quand je me levai. Je me préparai du café et m’assis à la table en examinant le programme de ma journée. On était samedi mais Adam était de service et ne pourrait donc pas garder Andy. Ce qui me laissait face à une sorte de dilemme, parce que le samedi était un jour de réunion à la Société de l’esprit, ce qui signifiait qu’il y avait de fortes chances pour que la maison de mes parents soit inoccupée pendant au moins une heure et demie cet après-midi-là. Il semblait peu probable que j’aie une meilleure occasion pour entrer de nouveau dans le bureau de mon père.
J’en étais à la moitié de la cafetière quand Andy sortit en titubant de son lit. J’étais heureuse de voir qu’il avait recouvré assez de forces pour se rendre de la chambre à la salle à manger sans avoir besoin de prendre appui sur moi, même si, quand il se laissa tomber sur sa chaise, je constatai que cet effort l’avait épuisé.
Sans un mot, je me glissai dans la cuisine pour lui servir un mug de café, noir avec une cuiller à café de sucre, juste comme il l’aimait. Je me sentais tout à fait serviable. Pendant environ dix minutes, nous sirotâmes notre café dans un silence agréable et j’observai la caféine chasser les restes de sommeil de son visage.
— Quel est le programme de la journée ? me demanda-t-il une fois qu’il fut tout à fait réveillé.
— Bonne question, marmonnai-je dans ma tasse.
— Est-ce que tu vas aller chez papa et maman pendant qu’ils sont à la réunion ?
Je lui avais raconté mon aventure de la veille. Il maintenait toujours qu’il ne se souvenait de rien d’inhabituel ou de suspect concernant mon hospitalisation, mais nous étions tombés d’accord sur le fait qu’il serait bon de retourner jeter un coup d’œil à ces dossiers.
— C’est possible, admis-je.
Il acquiesça avec componction.
— Mais tu as peur de me laisser seul et Adam travaille aujourd’hui.
— Il y a aussi le fait que je ne sais pas vraiment comment entrer par effraction dans une maison.
Je faillis me frapper la tête de la main. Bien sûr, Andy, en qualité de fils préféré, aurait la clé de la maison de mes parents. Il y était toujours bienvenu, contrairement à moi. Nous en étions donc toujours au problème de protéger Andy.
— Laisse-moi un Taser et ferme la porte à clé en partant, dit-il. Ça va aller.
— Pas si Raphael enfonce la porte, répondis-je d’un air sinistre.
— Si ça arrive, je lui tirerai dessus et j’appellerai la police. Et puis, il est peu probable qu’il attaque en plein jour. C’est peut-être un prince démon, mais il mourra comme n’importe quel autre démon s’il est accusé d’être un criminel.
Ce raisonnement était assez sensé mais j’étais toujours mal à l’aise avec l’idée de laisser Andy seul et sans défense alors qu’il était encore si faible. Que se passerait-il si, à bout de forces, il s’endormait ? Raphael pouvait entrer dans l’appartement et l’agresser avant même que Andy ait le temps de se réveiller. Sans compter que si je lui laissais mon Taser, je serais moi-même sans arme. Je regrettai de n’en posséder qu’un seul.
Sentant mon hésitation, Andy me tapota la main.
— Écoute, si je devais dire toutes les conneries que Raphael ne veut pas que je dise, je l’aurais déjà fait. Il le sait.
— Ouais, mais il a comme ordre de te tuer.
Andy haussa les épaules.
— Tu as peut-être remarqué qu’obéir aux ordres n’est pas son fort. (Il me sourit.) Vous avez ça en commun.
Comme je ne trouvais pas de réponse adéquate, je tendis le bras pour lui gifler gentiment le visage.
— Abruti.
— Alors est-ce que tu vas jouer la dame détective ou bien vas-tu rester à traîner dans l’appartement, aussi inutile qu’un plat de nouilles ?
Malgré le regard mauvais que je lui adressai, nous savions tous les deux qu’il avait gagné. Surmontant ma réticence, me rappelant qu’Andy était bien plus vulnérable que moi, je lui donnai le Taser. J’espérais juste qu’il avait raison au sujet de Raphael. Si je revenais de ma petite aventure pour découvrir qu’Andy avait été tué pendant mon absence, je n’étais pas certaine de survivre au sentiment de culpabilité.
La réunion de la Société de l’esprit commence à 15 h 30 et dure habituellement jusqu’à 17 heures. La plupart des fidèles vont ensuite dîner ensemble, mais je ne comptais pas sur ce délai supplémentaire.
La maison de mes parents se trouvait dans un des quartiers les plus résidentiels de la ville, mais il y avait une minuscule épicerie sur le trottoir d’en face. Je m’y glissai peu après 15 heures pour faire le guet : il aurait été très gênant de m’introduire dans la maison de mes parents pour découvrir qu’ils avaient décidé de sécher la réunion cette semaine-là !
Je longeai sans but les étagères en gardant un œil sur la maison de mes parents à travers la vitrine. Je m’étais habillée de manière classique – pour moi – : un jean avec un léger coupe-vent que je gardais fermé pour cacher la partie découverte de ventre entre le jean et mon chemisier. Je m’efforçais d’être aussi discrète que possible mais, quand on fait près d’1,80 mètre et qu’on a les cheveux roux en pétard, c’est difficile de passer inaperçu. Le gus à la caisse observait le moindre de mes gestes. La boutique était si petite qu’il était difficile de faire croire qu’on puisse y faire les courses pendant plus de cinq minutes.
Sentant que le type à la caisse était de plus en plus nerveux, je pris une bouteille de Tylenol et me dirigeai vers lui.
— Autre chose ? demanda-t-il en me couvant toujours d’un regard à filer la pétoche.
— Non, ce sera tout, répondis-je joyeusement.
Je guettai la porte d’entrée de mes parents pendant qu’il enregistrait mon achat. Puis je mis un temps infini à chercher l’appoint dans mon porte-monnaie. J’étais presque à court d’idées pour gagner du temps quand la porte de la maison s’ouvrit enfin sur mes parents. Maman ferma derrière eux et ils se mirent rapidement en marche dans la direction opposée à mon poste d’observation.
Soupirant de soulagement, je sortis un billet de vingt et le tendis au caissier. Il ouvrit la bouche, puis secoua la tête et prit l’argent. Il me roula sur la monnaie qu’il me rendit, mais je suppose que je lui devais bien un dollar de loyer.
J’essayai de ne pas paraître furtive et sournoise en gravissant les trois marches du perron avant de glisser la clé d’Andy dans la serrure. J’avais un peu craint que la clé ne fonctionne pas, mais la porte s’ouvrit facilement et je fus bientôt à l’intérieur.
Je remarquai aussitôt l’odeur florale trop forte du rafraîchisseur d’atmosphère avant d’éternuer trois fois de suite.
Qu’est-ce que c’était que ça ? Ma mère laissait toujours des petits bols de pot-pourri, mais ils ne pouvaient sentir à ce point. Je reniflai encore en résistant à un autre éternuement.
Sous le parfum synthétique écœurant des fleurs, je sentais autre chose. L’odeur de fumée.
J’avais un mauvais pressentiment.
Laissant de côté pour le moment le bureau de mon père, je me dirigeai vers la véranda à l’arrière de la maison. L’impressionnante cheminée en était le point de convergence. Une chose était sûre, il s’y trouvait un gros tas de cendres. En m’approchant, je remarquai que l’air autour de la cheminée était encore chaud et, quand j’en écartai le tablier, je discernai une ou deux braises encore rougeoyantes.
Je me rendis dans le bureau de mon père avec l’intuition de ce que j’allais y trouver.
De l’extérieur, le bureau n’avait pas changé depuis la veille. Mais je ne fus pas du tout surprise de constater, en tirant mon tiroir, qu’il était vide. Je le refermai en le claquant et poussai tous les jurons qui me vinrent à l’esprit. Puis je décochai un coup de pied dans le meuble pour faire bonne mesure.
J’aurais dû me mettre à fouiller dans le reste des dossiers en espérant trouver quelque chose qui aurait échappé à mon père. Pourtant, je n’étais pas très optimiste quant au résultat de mes recherches.
J’étais penchée au-dessus du tiroir d’Andy quand j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer. Je me figeai. Qu’est-ce qui se passait encore ?
Des pas se firent entendre dans le couloir et je compris brusquement que ça ne pouvait être ni mon père ni ma mère. Ils s’endimanchaient pour assister aux réunions de la Société de l’esprit, ce qui signifiait des chaussures à talons pour ma mère et des souliers aux semelles en cuir pour mon père. La personne qui venait d’entrer dans la maison portait des semelles en gomme qui grinçaient.
Je regrettai de ne pas avoir pris le Taser avec moi, mais Andy aurait été vulnérable pendant tout ce temps. Mon intuition me serinait que l’intrus était dans le camp des méchants. J’essayai de me convaincre que j’étais seulement parano, parce que moi aussi j’étais entrée en cachette, sans pour autant réussir à me persuader.
Les cheveux se dressèrent sur ma nuque quand j’entendis les pas se rapprocher.
Mise à part l’issue par la porte qui me jetterait directement dans les bras de l’intrus, il n’y avait aucun moyen de sortir de cette pièce. Et il n’y avait aucun placard ou autre cachette.
Je reculai jusqu’à l’autre bout de la pièce, cherchant frénétiquement n’importe quel objet que je puisse utiliser pour me défendre. Je faillis éclater de rire en ramassant la seule chose qui me semblât ressembler de loin à une arme : un coupe-papier. Si une enveloppe géante et enragée m’attaquait, j’étais fin prête.
La porte du bureau s’ouvrit et un inconnu entra. Habillé d’un jean délavé et usé et d’un marcel qui laissait apparaître d’innombrables tatouages sur chaque bras, il ressemblait beaucoup au prédateur citadin typique. S’il s’était agi de la maison de quelqu’un d’autre – et de la vie de quelqu’un d’autre –, j’aurais soupçonné cet homme d’être un cambrioleur prévoyant de faire le vide dans cette maison avant le retour de mes parents. Mais je sus que ce n’était pas le cas bien avant qu’il me sourie.
— Mademoiselle Kingsley, je présume ? demanda-t-il.
La voix paraissait étrangement cultivée dans ce corps résolument décalé. Je clignai des yeux et brandis mon coupe-papier en me sentant légèrement ridicule.
— Qui êtes-vous ?
Son sourire resta en place.
— Je considère que c’est un « oui ». Et tu ferais mieux de poser ton, hum, arme. Elle ne te sera d’aucune utilité contre moi.
D’un côté, je ne pouvais décemment pas m’attendre qu’un coupe-papier l’impressionne. De l’autre, la façon dont il me le confirma me fit supposer qu’il n’aurait pas été plus intimidé par un supercouteau de chasse. Ce qui signifiait que j’avais probablement affaire à un démon. Et d’après ce que Raphael m’avait confié, j’avais une idée assez précise de l’identité de ce démon.
Bien sûr, je n’étais pas supposée savoir quoi que ce soit au sujet de der Jäger. Aussi je n’avouai pas que je savais qui me faisait face.
— Je crois que je vais la garder, merci.
De la main gauche, je fouillai dans mon sac en espérant trouver mon téléphone. Je n’aurais certainement pas l’occasion d’appeler la cavalerie, mais ça ne coûtait rien d’essayer.
Der Jäger continuait à sourire mais c’était un sourire sinistre et froid.
— Pose-la ou je vais être obligé de te la prendre. Fais-moi confiance, ça risque de ne pas te plaire.
— Tu as l’air de savoir qui je suis, dis-je alors que mes doigts fureteurs dénichaient enfin mon téléphone.
Je percevais à peine ma voix par-dessus les battements de mon cœur, mais la bravade était une telle seconde nature chez moi que j’étais sûre de sembler moins effrayée que je l’étais en vérité.
— Si tu sais qui je suis alors tu sais aussi que je ne vais pas obéir comme ça.
Son sourire s’élargit.
— Oui, je comptais sur ça.
Je venais juste d’ouvrir d’un coup sec mon téléphone quand il se jeta sur moi. Je m’y étais attendue et m’étais assurée que mon semblant de couteau se trouvait bien entre nous deux. Il n’en tint pas compte, me percuta et m’envoya valdinguer par terre, s’enfonçant le coupe-papier jusqu’à la poignée dans son élan.
Ma tête percuta le sol et je regrettai que mes parents n’aient pas choisi une moquette plus épaisse. Mes deux mains s’ouvrirent malgré moi. Tandis que je luttais pour reprendre mon souffle, der Jäger se saisit de mon sac à main et le lança à l’autre bout de la pièce. Le manche du coupe-papier dépassait de sa poitrine, juste en dessous du sternum. Bien que le sang se répande de la blessure, il ne semblait pas y prêter attention.
Quand j’eus repris mon souffle, je me mis à me débattre. La douleur poignarda mon œil. N’essaie pas, dis-je mentalement à Lugh. Il ne peut pas savoir que tu es là alors ne te trahis pas.
C’était une situation difficile. En combat au corps à corps, je ne faisais pas le poids face à un démon, mais si je laissais Lugh prendre le contrôle – en supposant que j’en sois capable – nous détruirions complètement sa couverture. Malheureusement, si der Jäger parvenait à me tuer, non seulement je mourrais, mais Lugh serait obligé d’abandonner mon corps et de retourner dans le Royaume des démons. Ce qui n’aurait pas posé de problème si Dougal ne connaissait pas le Nom véritable de Lugh. Mais il le connaissait, alors, jusqu’à ce que nous ayons neutralisé Dougal, il était en mesure de demander à ses partisans d’invoquer Lugh dans la Plaine des mortels à volonté : de préférence, dans un hôte qui servirait d’agneau sacrificiel en étant immédiatement brûlé sur un bûcher, tuant ainsi Lugh et permettant à Dougal de réclamer le trône qu’il convoitait.
Je continuais à résister mais, bien que je sois forte et une adversaire passablement coriace, cela ne sembla pas impressionner der Jäger. Il me retourna à plat ventre, me clouant les mains dans le dos avant de s’asseoir sur moi. Ses mains écrasaient mes poignets et je savais qu’il pouvait aisément me briser les os s’il le désirait.
— Maintenant que nous avons établi que me résister ne valait pas le coup, dit-il, discutons un peu.
Tenant facilement mes poignets d’une main, il ôta le coupe-papier de sa poitrine de l’autre et le laissa tomber par terre près de mon visage. Le sang qui gouttait de la lame imprégna la moquette beige.
— Qui es-tu ? demandai-je, bien que cela soit difficile de parler avec un tel poids sur le dos et le visage écrasé contre le sol.
— Ce n’est pas d’actualité. Disons simplement que je sais que tu as été l’hôte d’un démon répondant au nom de Lugh. Je voudrais que tu me décrives l’hôte dans lequel tu l’as transféré. Et, bien sûr, que tu me donnes son nom.
Il aurait été simple d’inventer une description et un nom à la noix, mais j’avais le sentiment qu’il saurait qu’il s’agissait de conneries si je cédais trop rapidement. Mon cœur fit un bond quand je me demandai quelle dose de mauvais traitements je serais en mesure de supporter avant de pouvoir faire semblant de lui livrer ce qu’il voulait. Je n’avais pas l’impression qu’il se contenterait de me demander gentiment et de tourner les talons.
— Tu ne fais pas grand-chose pour que je t’apprécie. Pourquoi aurais-je envie de t’aider ?
Son rire sombre me fit frissonner.
— As-tu une idée de ce que je peux te faire si tu m’agaces ?
— Je suis exorciste, alors ouais, je sais de quoi un démon est capable. Je sais aussi qu’il est impossible que la Société ait pu accepter comme hôte le corps dans lequel tu te trouves.
La Société privilégiait les hôtes en bonne santé et attirants… pas les loulous comme ce type.
— Ce qui signifie que tu es un démon illégal. Ce qui veut dire que tu as la moralité d’un cafard. Pourquoi devrais-je croire que ça vaut le coup de te parler ?
Mon esprit recherchait toujours désespérément une issue de secours, mais la perspective n’était pas joyeuse. J’étais soigneusement clouée au sol et je ne pouvais compter me relever sans qu’il le décide.
Der Jäger glissa plus bas sur mon corps jusqu’à chevaucher mon cul. Il se colla contre moi afin que je constate qu’il y prenait du plaisir. J’aurais aimé réprimer mon frisson, mais en vain. Der Jäger éclata de rire.
— Ce corps est infecté par un certain nombre de maladies. Si j’avais prévu de l’utiliser à long terme, je l’aurais guéri, mais je ne m’en suis pas soucié. Si je devais te violer, tu attraperais toutes ces maladies qui finiraient par te tuer.
Fermant les yeux, je m’efforçai de contrôler ma panique. Je me fichais des maladies, puisque je supposais que Lugh pouvait les guérir. Pourtant, alors que j’étais prête, dans une certaine mesure, à endurer la douleur, je n’étais pas certaine de pouvoir supporter un viol.
Si je crachais un nom et une description maintenant, me croirait-il ? Ou bien avais-je besoin de laisser durer cette situation avant de céder ? Plus important : est-ce qu’il me laisserait partir ensuite ? Raphael l’avait décrit comme un psychopathe ; si der Jäger avait vraiment envie de moi, il ferait de moi tout ce qu’il voudrait. Un frisson me parcourut quand je compris que le meilleur moyen de me soutirer des informations serait qu’il se transfère dans mon corps et qu’il viole mon esprit. Il ne semblait pas éprouver le moindre scrupule à laisser des hôtes à moitié morts dans son sillage. Que se passerait-il s’il essayait d’entrer en moi sans y parvenir ?
Apparemment, mon calme dura trop longtemps. Je revins à moi quand il saisit une de mes mains.
— Tu vas me dire ce que j’ai besoin de savoir, grinça-t-il en forçant mes doigts à s’écarter et en entourant mon auriculaire. Si ce que tu me dis me satisfait, je te laisserai partir. Je ne te donnerai aucune garantie, pourtant. Mais je peux t’assurer que je te le ferai regretter si tu décides de ne pas parler.
Il tira d’un coup sec sur mon doigt et j’entendis l’os claquer. La douleur m’arracha un cri et mon corps se couvrit de sueur. Un moment, mes yeux s’emplirent de larmes. Quand ma vue se dégagea enfin, j’avais encore l’impression d’être sur le point de dégueuler. Qui aurait cru qu’un petit doigt pouvait causer une telle douleur ? Lugh en ajouta une couche en m’assenant un autre coup de pic à glace dans l’œil. Même si j’appréciais son désir de m’aider, je savais qu’il était beaucoup plus important qu’il reste caché. Peu importait à quel point je lui en voulais en cette seconde.
— Tu commences à comprendre le message ? demanda der Jäger.
— D’accord, d’accord, tu as gagné, haletai-je.
Les larmes me brûlaient les yeux et, pour une fois, je n’essayai pas de les réprimer. J’avais besoin qu’il croie que j’étais bel et bien vaincue. Si faire gicler quelques larmes aidait, alors j’étais prête à sacrifier un peu de ma dignité.
— C’était une conclusion courue d’avance, dit-il. Maintenant donne-moi le nom de l’humain dans lequel tu as transféré Lugh.
— Peter Bishop, improvisai-je. Mais Lugh devait savoir qu’il serait pourchassé, alors je doute qu’il soit resté dans un hôte que je sois en mesure d’identifier.
— Et où puis-je trouver ce monsieur Bishop ? Il se peut qu’il ne soit plus l’hôte de Lugh, mais peut-être puis-je le convaincre de me dire de qui il s’agit.
J’étais sur le point de me lancer dans une histoire concernant la localisation probable du fictif M. Bishop quand on sonna à la porte. Malheureusement, der Jäger réagit plus vite moi et pressa la main sur ma bouche avant que je puisse appeler à l’aide. Je fis autant de bruit que possible, sans aucune illusion. La personne qui se trouvait devant la porte ne pouvait m’entendre.
On sonna encore une fois, puis on frappa à la porte. Suivit un cri qui annonça le visiteur obstiné comme appartenant à la police. Qu’est-ce que la police pouvait bien faire là ? J’étais sûre que mes parents ne possédaient pas de système d’alarme que j’aurais pu déclencher et, même si quelqu’un m’avait entendue crier et avait appelé la police, celle-ci n’aurait pas mis aussi peu de temps pour arriver.
Der Jäger, le corps tendu, continuait à me clouer au sol en me couvrant la bouche. Il devait s’attendre que le policier s’en aille et le laisse vaquer à ses affaires, mais l’officier frappa encore une fois et j’entendis une sirène approcher. Je me raidis, certaine à présent que der Jäger allait essayer d’entrer dans ma tête. Pourtant, il ne le fit pas.
Raphael avait refusé d’expliquer de quelle manière il avait su que Lugh ne serait pas en mesure de contrôler mon corps comme les démons peuvent d’habitude le faire avec celui de leur hôte. Quel que soit ce secret, der Jäger le connaissait également.
— Nous continuerons cette discussion un autre jour, dit-il.
Puis il m’attrapa par les cheveux – un sacré coup de main, étant donné que mes cheveux sont courts – et me cogna la tête contre le sol.
Je ne perdis pas connaissance, mais je fus prise de vertiges. Je sentis le poids de son corps qui quittait mon dos. Je fis un faible effort pour l’attraper par la cheville – de ma main gauche, dont tous les doigts étaient intacts – quand il passa près de moi, mais même si j’étais parvenue à le saisir, je n’aurais pu l’arrêter.
Prise d’une nausée, je levai la tête et le regardai se diriger avec désinvolture vers l’arrière de la maison où il comptait sans aucun doute sortir par la porte de derrière. Prenant appui sur mes mains et sur mes genoux, je me redressai, essayant de trouver la force et la volonté de crier pour avertir le policier, mais je tremblais trop et je m’effondrai.
J’entendis un cri provenant de l’arrière de la maison, puis un coup de feu. Allongée sur le dos, je retins ma respiration. Je savais quel effet une arme pouvait avoir contre der Jäger. Je tressaillis en percevant le hurlement aigu d’un homme. Puis j’essayai une fois encore de me relever avant que l’obscurité m’avale.